Caristeo

La solitude du leader éclairé

Frédéric Giuli

par Frédéric Giuli

L’année dernière lors d’une intervention auprès d’un grand industriel français, j’ai été confronté à quelque chose qui m’a frappé: la solitude du leader éclairé.
En règle générale, en 2024, les dirigeants et dirigeantes ont encore une idée approximative des enjeux environnementaux. Ils ont aussi par conséquence, une méconnaissance préoccupante des implications des engagements (SBTI, etc.) qu’ils ont pris, sur la stratégie même de l’organisation.
Rappelons-nous que le mandat premier de la Direction d’une entreprise cotée est la performance financière court et moyen terme. Quand des engagements non contraints par la loi viennent en contradiction avec la performance économique, l’ordre des priorités ne fait aucun doute.  Or si l’on pouvait poursuivre l’ultra optimisation financière des opérations économiques, tout en soulageant de plus en plus l’environnement, ce serait trop simple. En fait, c’est exactement le contraire : l’ultra-optimisation est rendue possible par la multiplication et la complexification des technologies qui diminuent le temps de travail nécessaire à la production de valeur ajoutée, au sens de l’économie actuelle. 
Ue autre manière de le dire, est que de nombreux responsables se sont engagés à suivre des trajectoires environnementales sans en maîtriser les implications. Malheureusement, ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne renoncent à ces engagements.

La première mission du projet Caristeo est d’accompagner les dirigeants et dirigeantes vers un premier niveau de compréhension et de conscience, qui les amène à devenir des leaders éclairés: cette conscience que les deux mondes ne sont pas compatibles.

Un leader éclairé ne peut plus se contenter d’incantation autour de la Croissance Verte, ou du Développement Durable, il a touché du doigt la contradiction de deux exponentielles qui s’opposent : 

  • celle positive de la croissance des flux physiques telle qu’impose aujourd’hui l’essentiel de l’activité économique
  • celle négative de la réduction des flux telle qu’imposent les trajectoires scientifiques qui nous permettent de réinscrire l’activité humaine dans les limites planétaires.

    Prendre conscience de cet état de fait est désagréable, mais c’est un passage obligé de la transition.
    C’est tout le travail des travaux qu’on mènera dans un programme de type IMPACT.

    Alors, pourquoi le désarroi et la solitude sont-ils le fardeau du leader éclairé ? 
    Pour 3 raisons :

    1. Il est le seul / elle est la seule à avoir compris

    Un dirigeant ou une dirigeante est une personne qui interagit dans un écosystème complexe : ses pairs, sa hiérarchie, ses actionnaires, ses clients et fournisseurs, etc. Son quotidien consiste à prendre des décisions qui contribuent à une stratégie et un plan d’action établis à l’avance, et dont la réussite se mesure par des indicateurs de performance. Dans toutes les grandes structures, la majorité si ce n’est la quasi-totalité des indicateurs de performance sérieux, c’est-à-dire sur lesquels sont indexés les parts variables des dirigeants, sont liés au moins indirectement à l’aspect économique : augmentation des revenus ou réduction des coûts. 
    Ceci veut dire que le leader éclairé passe ses journées avec des personnes motivées par des indicateurs le plus souvent en contradiction avec les enjeux environnementaux. N’ayant souvent ni le temps, ni la capacité pédagogique et encore moins le mandat à faire passer la prise de conscience, le leader éclairé est seul. Et en prise au désarroi.

    2. Les réflexes et méthodes qu’ils maîtrise fonctionnent mal 

    Pourtant parmi eux, certains prennent le taureau par les cornes et appliquent les méthodes classiques de gestion : collecte des données nécessaires, identification et mise en œuvre d’un plan d’action. 

    Et là, à nouveau, le leader éclairé se heurte à un mur.
    A une question simple sur l’évaluation des émissions de CO2, les spécialistes répondront avec des taux d’incertitude allant de 20% au mieux, à plus de 90% quand seules les données financières sont disponibles. Comment voulez-vous qu’un dirigeant ou une dirigeante, qui a construit sa carrière sur la base de la data devenue pivotale dans la gestion d’une entreprise, puisse prendre des décisions courageuses, avec un tel niveau d’incertitude dans les données disponibles ? 

    3. Il est le seul / elle est la seule à avoir compris

    S’il ne trouve pas les ressources en interne, le leader éclairé se tournera vers l’expertise externe. Il trouvera naturellement des experts normatifs, des spécialistes du Bilan Carbone, des experts de la sensibilisation qui le regarderont dans les yeux en lui demandant ce qu’il est prêt à faire.
    Mais combien parmi eux vont faire l’effort de comprendre ses contraintes ? A quoi il doit renoncer pour faire avancer le sujet ? Ses difficultés naturelles et tout simplement, son manque de compétence sur le sujet ?

    Comment un Leader Eclairé peut-il puiser l’énergie de transformer dans ses propres émotions? 

    1. S’entourer différemment

    Avant d’aller plus loin, j’insiste sur le fait que ces émotions ne sont pas les signaux de sa propre finitude. Une bonne partie du temps d’échange avec mes clients, consiste à pointer du doigt que le désarroi n’est pas l’indication que la personne ne serait pas légitime ou compétente pour mener les transformations nécessaires.
    En réalité, c’est précisément le contraire : le désarroi est le signal de la bonne compréhension des enjeux, de la complexité des transformations à entreprendre et de la nécessité de faire appel à des méthodes nouvelles pour y arriver. 

    En s’entourant d’autres personnes inspirées, le leader éclairé sera surpris de voir qu’aucun parmi ceux et celles qui sont dans l’action n’ont de certitude sur la méthode ou le succès des démarches entreprises. Les dirigeants éclairés ont en commun l’humilité et le doute, mais aussi la certitude qu’il vaut mieux tenter des projets qui échouent que de continuer à contribuer à un système promis à l’effondrement. 

    C’est tout l’intérêt d’initiatives telle que la CEC ou Les Collectifs, ou des dynamiques instaurées au sein de club de dirigeants comme le CJD

    En passant plus de temps avec des personnes motivées par la même énergie, et en proie aux mêmes émotions, le leader éclairé construira une nouvelle conscience en soi et dépassera son propre procès en légitimité.

    2. Accepter l’incertitude

    Depuis plus de 40 ans, la donnée est ultra-optimisée au service de la performance financière des entreprises. Quand il s’agit de comptabilité carbone, on en est à peine à la découverte du numérique. C’est dommage, mais c’est ainsi. 

    Au-delà des données même, l’évolution du contexte environnemental transforme les risques physiques et les risques de transition et ajoutent de nouveaux facteurs d’incertitude. 

    Il faudra donc accepter de prendre des décisions avec des niveaux de données insuffisants. Alors qu’on pourrait être tenté d’attendre le progrès de la fiabilité des informations, l’urgence climatique et environnementale nous impose de décider et d’avancer en parallèle. 

    3. Trouver le héros qui est en nous

    Ceci sera une opportunité pour certains des leaders éclairés. Les profils ultra-analytiques qui restent nécessaires pour établir les ordres de grandeur et déconstruire les illusions, devront laisser la place à des dirigeants dotés d’intuition et de courage. 

    Une place se dessine pour une nouvelle génération de dirigeants et dirigeantes. C’est une nouvelle chance pour bousculer les codes et les hiérarchies et pour que ceux qui ont envie d’essayer prennent la place de ceux qui ne trouveront pas le courage de changer.